Tom Andriamanoro clôt la série d’articles sur les évènements du 29 mars 1947 en s’interrogeant sur le nombre de morts malgaches, chiffre qui s’échelonne de 10 000 à 100 000 selon les sources. Un parallèle entre le savika d’Ambositra et la course camarguaise est fait, tandis que les Zafimaniry se posent le dilemme entre l’art et le commercial.
Devoir de mémoire – 29 mars 1947, une blessure non refermée
Dernière partie : Le temps des comptes
«Ceci est un fil d’or déroulé par les VVS exilés et torturés par l’occupant, mais qui ont vu et entendu les ancêtres qui les ont bénis, qui ont béni l’île, et qui leur ont donné l’assurance de parvenir à leur but s’ils unissaient leurs cœurs et leurs âmes, afin de fédérer tous les Malgaches. De ce fil d’or qu’est la solidarité se bâtira et dépendra la liberté : l’indépendance de Madagascar (…) Recopiez ce tract dans les vingt-quatre heures et distribuez-le à trois personnes à qui vous voulez du bien, que vous voulez être solidaires, ou qui ne partagent pas encore nos idées, et ne font aucun cas de la terre des ancêtres. Merci encore, les ancêtres vous bénissent ». Ainsi s’exprimait une société secrète du nom d’Union patriotique, dans un tract diffusé en avril 1946. Si la référence aux ancêtres est bien malgache, quoique trop abusive pour ne pas être suspecte, le recopiage « attrape-nigaud de collégien » demandé en trois exemplaires, vient, par contre, manifestement d’une autre culture pas très difficile à deviner. Jacques Tronchon a longuement enquêté pour essayer de trouver un fil conducteur dans une affaire passablement obscure : « Le complot des sociétés secrètes apparaît avec évidence, et il reste à déterminer dans quelle mesure celui-ci aurait été encouragé, avec des visées différentes, par certaines forces se livrant un combat d’influence à Madagascar ».
Les réseaux clandestins existaient depuis quelques années déjà. Lors de la signature de l’armistice par le maréchal Pétain, par exemple, cette étonnante consigne circulait à Madagascar : « Chers Malgaches, priez pour Hitler pour qu’il gagne bientôt la guerre ». La main des autorités coloniales, alignées sur Vichy, était alors plus qu’évidente. En 1941, une société secrète prenait le nom de Parti national-socialiste malgache. Et en 1947, certains chefs de guerre ont continué à s’affubler de noms allemands, comme ce « Rajaona Rommel » qui fera longtemps parler de lui.
La thèse du « complot des parlementaires » ne suffisait apparemment plus à la puissance coloniale qui, rapidement, passait à la vitesse supérieure en parlant désormais de « complot hova ». Pour Ramadier, « les descendants des anciens conquérants hova, caste aristocratique et riche, sont à l’origine des troubles ». Quant à Pierre de Chevigné, député MRP nommé haut commissaire en 1948, il pointait du doigt « quelques féodaux aigris et ambitieux qui ont exploité, au nom d’un prétendu nationalisme, la crédulité d’une population dépourvue de toute notion politique ». L’élimination d’une ethnie de la scène politique malgache à venir était en marche…
Combien de victimes ?
La répression fut d’autant plus sanglante qu’elle frappait pratiquement à l’aveuglette, dans l’impossibilité de distinguer avec un minimum de certitude qui a fait quoi. Ironie de l’histoire, elle était menée par un intellectuel de gauche du nom de Marcel de Coppet, gendre de l’écrivain Roger Martin du Gard, ami d’André Gide, et membre de la Grande Loge maçonnique. Pour Jacques Tronchon, le nombre de victimes ne sera sans doute jamais connu. Mais ce qui est sûr, c’est que « les pertes humaines sont considérables eu égard à la localisation des combats, ainsi qu’au chiffre global de la population malgache (4,1 millions habitants) et européenne (60 000 personnes). Elles traduisent, cependant, un écart disproportionné entre les victimes malgaches et les victimes étrangères. Ces dernières représentent environ 550 personnes, dont près de 350 militaires ».
Alors, 89 000 morts malgaches comme l’avoua l’État-major français au lendemain de la répression, ou pas plus de 10 000 comme le soutenait, il n’y a pas longtemps, Jean Fremigacci, maître de conférences à Paris-I Sorbonne Pour cet érudit pas comme les autres, le reste, soit tout au plus 30 000, est mort de malnutrition et de maladie dans les forêts de l’Est « sans qu’on puisse mettre en cause d’éventuels massacres ». Comme s’ils y étaient allés, non pas pour échapper aux tueries généralisées, mais pour cueillir des champignons, lesquels se sont avérés vénéneux… Le 22 juillet 2005, Libération pose la question une fois pour toutes : 15 000 ou 100 000 morts L’écart est énorme. À pratiquement la même période, Le Monde hésite entre 20 000 et 30 000, tandis que les estimations du Figaro stagnent autour de 15 000. Les trois quotidiens ne faisaient en fait que reprendre, à quelques nuances près, les thèses de Jean Fremigacci, dont les parents étaient tous les deux des enseignants à Madagascar, le père étant alors affublé par ses élèves du surnom peu flatteur de
« Voanjobory »…
Le procès tenu au Palais d’Andafiavaratra, le 22 juillet 1948, prononce six condamnations à mort, commuées par la suite en détention à perpétuité, à l’encontre de Joseph Delphin Raseta, Ravoahangy Andrianavalona, Joël Sylvain, Martin Rakotovao, Rakotoarison, et Max Tata. Les nouvelles législatives françaises portent à l’Hémicycle trois nouveaux noms : Philibert Tsiranana, Rakotovelo, et Jonah Ranaivo. Ce dernier est le seul, avec le député comorien Mohamed Cheik, à oser demander l’amnistie pour tous les condamnés du 29 mars. Ils n’obtiennent que des réductions de peine, ce qui permet quand même à certains détenus de Nosy Lava de recouvrer la liberté.
Coup de théâtre. Après leur retour au pays, le 20 juillet 1960, Ravoahangy et Rabemananjara intègrent le Parti Social Démocrate, héritier du PADESM, l’adversaire politique juré du MDRM durant les années de braise. Quant à Raseta le vieux baroudeur, fidèle jusqu’au bout à ses idéaux, il finira sa vie dans des conditions difficiles, quelque part dans le quartier d’Ankazomanga-Andraharo…
Sculpture – Vrai et faux art zafimaniry
Ils vivent dans une région inhospitalière dont les sentiers d’accès se transforment, en saison de pluie, en autant de torrents de boue, et à une altitude suffisamment élevée pour ressentir les rigueurs de l’hiver des hautes terres malgaches. Leurs villages s’appellent Antoetra, Ambohimitombo, Faliarivo, ou Vohitrandriana. Construits entièrement en bois sans le moindre clou, ils rappellent ceux de l’Imerina et du Betsileo des anciens temps.
L’art zafimaniry, basé sur le travail du bois, fut révélé au public à la suite d’une période de disette qui les obligea à vendre une partie de leur mobilier au marché d’Ambositra. L’arrivée de ces objets richement sculptés constitua une révélation pour les amateurs d’art. Les Zafimaniry eux-mêmes ne tardèrent pas à comprendre tout le profit qu’ils pourraient en tirer. Il y eut alors une prolifération de ce qu’on appelle communément « meubles zafimaniry », un terme couvrant en réalité une gamme hétérogène d’ouvrages parfois réalisés par d’authentiques Zafimaniry, mais sous des influences ou suivant des commandes étrangères. C’est ainsi que la fameuse chaise zafimaniry n’est qu’une imitation de sièges très courants en Europe du Nord, et qu’on retrouve dans différents pays où les missionnaires ont séjourné. Pris par les promesses de profit, les Zafimaniry comprirent aussi que la clientèle, notamment européenne, recherche souvent des objets d’apparence ancienne. Ils se sont ainsi mis à « vieillir » artificiellement leurs produits, en les patinant par des procédés connus d’eux seuls. L’impact du christianisme, enfin, s’est traduit par la fabrication de statuettes inspirées des Écritures, allant des crucifix aux apôtres, en passant par les diables…
Le vrai art zafimaniry se découvre, au contraire, à travers les objets à usage domestique tels que les métiers à tisser, les ustensiles de cuisine, et les divers récipients. On peut aussi citer le petit briquet zafimaniry appelé « kapeky », qui renferme un morceau de fer, du silex, et de l’amadou. Le « zafimaniry » authentique est enfin très présent dans les éléments de construction comme les fenêtres, les portes, et les poutres.
Des chercheurs ont essayé d’interpréter cet art par l’analyse de ses motifs. Certains y trouvent des éléments présents dans des îles indonésiennes. D’autres discernent des similitudes avec la rosace, la Croix de St André, ou même l’Union Jack. Le Zafimaniry, lui, se contente de répondre que les ancêtres travaillaient déjà le bois ainsi…

Le savika consiste à s’agripper à la bosse ou aux cornes
le plus longtemps possible avec le risque d’être piétiné par le zébu.
Traditions – Savika d’Ambositra et feria camarguaise
Nichée dans les départements des Bouches-du-Rhône et du Gard, avec pour « frontière » naturelle les bras du delta, la Camargue doit beaucoup à cette géographie d’avoir su préserver ses particularismes. Son nom évoque d’emblée les chevaux galopant, crinière au vent, dans des étendues qu’on croirait encore sauvages, et qui ont inspiré plus d’un grand du septième art. L’image se bouscule avec celles des colonies de flamants roses, des salines, de la culture du riz, et surtout des taureaux élevés avec passion pour la corrida, la course camarguaise, et (quand même aussi) pour la boucherie. Car ici, les arènes d’Arles, d’une capacité de 25 000 places, sont une véritable institution. Construites en l’an 80 après J.C par l’empereur Domitien, elles ont été deux fois rénovées, et inscrites en 1981 au Patrimoine mondial de l’Unesco.
À 260 km d’Antananarivo, Ambositra doit tout à la forêt, qui a fait d’elle la capitale de la marqueterie malgache. C’est ici que les Zafimaniry tout proches, des sculpteurs-nés, ont commercialisé leur art, dont le design à base de figures géométriques a donné naissance à une activité très prospère d’imitation. Mais l’Unesco a su s’y reconnaître, en admettant le véritable savoir-faire zafimaniry à son Patrimoine immatériel en 2003. Ambositra est aussi une localité importante du pays betsileo et, en tant que telle, elle est indissociable de la culture du riz dans laquelle les zébus tiennent les tout premiers rôles, en piétinant la terre pour la préparer, et en tractant les charrues. Mais qu’arrivent Pâques ou la Pentecôte, hommes et bêtes ne jurent alors plus que par la tauromachie, pour laquelle Ambositra s’est dotée de gradins de 4 000 places.
C’est en septembre qu’Arles vibre pour la feria du Riz, dont le clou est la corrida goyesque ainsi appelée car les toreros arborent alors des costumes de l’époque de Goya. Pas de paillettes dorées mais des broderies, tandis que sous le bicorne, les cheveux sont retenus par une résille. L’arène, déjà très belle, est richement décorée par des motifs stylisés et des dessins taurins. Un orchestre avec chœurs et soliste joue des airs de Bizet, accompagnant l’entrée des toreros à cheval dont le rôle paraît être d’exciter le taureau en dansant sous son museau. C’est enfin au tour des vedettes, des matadors, des officiers, d’enchaîner les passes ponctuées par les « olé ! » de l’assistance.

Les participants à la course camarguaise essaient un tissu rouge ou un pompons blanc accrochés à la tête du taureau.
Pas de mise à mort
Pâques à Ambositra. Les taureaux piaffent d’impatience dans leur enclos, au pied des gradins remplis à ras bord par une foule, en majorité paysanne, dont les commentaires de connaisseurs s’envolent en vagues continues. Les toreros qu’on appelle ici « mpisavika » se sont préalablement aspergés d’une eau magique faite d’une mixture de « hazomanga », dans laquelle baigne une pièce de monnaie « tsangan’olona ». Ils se ceignent ensuite le corps avec un pagne que l’on dit avoir l’efficacité d’une cuirasse, et terminent leur préparation mystique par une gorgée de « toaka gasy », un tord-boyau artisanal interdit ou autorisé selon les circonstances. Et va pour la gloire !
Le moment crucial et très attendu des corridas est la mise à mort. Dans un silence pesant, c’est l’estocade, qui doit être brève. Le taureau s’écroule, les mouchoirs blancs s’agitent dans les gradins. Le torero a droit aux deux oreilles de l’animal en guise de trophée, au grand dam des associations anti-corrida, et elles sont nombreuses, comme : Stop corrida en Allemagne, Animaux en péril en Belgique, Alliance contre le massacre animal au Canada, Asociacion andaluzia para la defensa de los animales en Espagne, ou encore le Collectif des vétérinaires pour l’abolition de la corrida en France… C’est pourquoi beaucoup préfèrent la course camarguaise, tout aussi spectaculaire et difficile. Elle consiste à essayer d’arracher les objets, tissus rouge, glands, et autres pompons blancs, accrochés à la tête du taureau. Si celui-ci revient au toril pas complètement dépossédé, il a droit à l’air d’ouverture de Carmen !
Dans le « savika » malgache, il n’y a pas non plus de mise à mort. Les combattants exhibent au contraire, et dans un grand éclat de rire, les blessures collectionnées aux bras, à la cuisse, au ventre, et même parfois au sommet du crâne. Pas facile de s’agripper à la bosse ou aux cornes le plus longtemps possible, dans le but d’avoir à l’usure cette force brute, avec parfois le risque d’être piétiné ! Mais le zébu ne sera jamais un ennemi, juste un gros joujou dangereux, à manipuler avec précaution.
Rétro pêle-mêle
Une histoire belge qui n’a pas fait rire
C’est sûrement le meilleur poisson d’avril de tous les temps, car même le commissaire européen Louis Michel a failli sauter dans le premier avion pour rentrer en catastrophe à Bruxelles. La Belgique, c’est connu, est composée de deux entités difficilement conciliables : les Wallons francophones, et les Flamands. Paru prématurément en décembre 2006, le canular porte la signature de la Radio télévision belge francophone (RTBF), et a la forme d’une vraie-fausse édition du journal télévisé annonçant la déclaration unilatérale d’indépendance de la Flandre. Un vrai chef-d’œuvre de politique-fiction, avec tous les ingrédients pour en assurer la crédibilité : soi-disant vote sécessionniste du parlement régional flamand, annonce de la partition du pays, blocage sur la nouvelle « frontière » de la circulation des tramways, « fuite » à l’étranger du roi Albert II et effondrement du financement de la Sécurité sociale, le tout sur fond de débats réels entre de véritables élus. Un vent de panique souffle alors sur tout le pays. Car si les Flamands sont, de par leur culture et surtout leur langue, plutôt fermés sur eux-mêmes, les Wallons, par contre, sont attachés à ce montage délicat qu’est la Belgique.
Le Premier ministre s’indigne de ce génial « poisson de décembre », même si les arguments de la RTBF sont en béton : introduire téléspectateurs et auditeurs dans un débat basique jusqu’alors une chasse gardée de la sphère politique, alors qu’il concerne la survie même de la Belgique. Ce jour-là, quelque chose a secoué l’ennui d’un plat pays que Jacques Brel chantait en ces termes :
Avec des cathédrales pour uniques montagnes
Et de noirs clochers comme mâts de cocagne
Où les diables en pierre décrochent les nuages
Avec le fil des jours pour unique voyage
Et des chemins de pluie pour unique bonsoir
Avec le vent d’Ouest écoutez-le vouloir
Le plat pays qui est le mien.
PS : le 22 mars 2016, Zaventem, Maelbeek, sont encore loin. Les temps, malheureusement, auront le temps de changer…
Textes : Tom Andriamanoro
Photos : L’Express de Madagascar – Fournies