La chronique de Tom Andriamanoro laisse transparaître de la mélancolie. Mélancolie de la brique et de la beauté des constructions anciennes, royales ou du simple peuple. Mélancolie des voyages en train en pleine forêt de l’Est, Antananarivo-Toamasina et Fianarantsoa-Manakara.
Il est certaines découvertes, même celles fatalement sujettes à polémique, qui vous font voir de toutes les couleurs. C’est le cas de celle défendue par un grand physicien et chimiste, affirmant justement que les couleurs n’existent pas en elles-mêmes,mais qu’elles sont des créations de nos organes réceptifs. Quel rapport avec notre sujet du jour qui tourne autour d’une ville tiraillée plus souvent qu’à son tour entre authenticité et artifice ?
Ce chroniqueur avait un jour touché du doigt une vérité cachée, quand il affirma dans un livre consacré à la vie culturelle de la capitale: « Antananarivo est moins un produit qu’une expérience, moins un cliché qu’une émotion. Chaque pavé, chaque brique a son message, et ce qu’on apprend est souvent plus important que ce qu’on voit.»
Mais pourquoi donc devant un même sujet, des étrangers savent-ils mieux lire entre les lignes que les Malgaches eux-mêmes, et atteindre cette émotion Pourquoi leur récepteur parvient-t-il à repérer des couleurs affectives auxquelles celui des Tananariviens de souche paraît insensible Serait-ce parce que les Malgaches sont trop pris par le côté utilitaire de leur quotidien, au risque de ne plus se soucier des risques de dépérissement courus par leur cadre de vie
Un investisseur hôtelier diplômé d’Histoire de l’art a un jour avoué: « Je n’ai jamais rencontré une ville comme Tana dont l’architecture a autant été façonnée par son Histoire. » Son hôtel est une véritable perle aménagée dans une maison ancienne, « a thing of beauty » comme aimait à le dire ce poète anglais, où le wifi et les équipements ultramodernes des salles d’eaux coexistent en toute harmonie avec les meubles d’époque et les portraits des reines. Et nous, et nous, et nous Cet autre restaurant où les chats ne sont pas gris mais plutôt bleus, peut-être en application de la théorie des couleurs créées, possède une petite galerie d’objets authentiques, affiches, et autres photos anciennes de Madagascar, que l’on découvre avec curiosité avant de passer à table. Et nous, et nous, et nous ?
Des rootless
Il nous reste peut-être ces blocs anonymes de béton surnommés « espaces » où l’on danse le madison lors des mariages du samedi après s’être égosillé sur le « Mifankatiava ihany ». Ou ces constructions d’un goût parfois douteux qui collent littéralement au Palais de la Reine, alors qu’un périmètre minimal de préservation aurait dû être décrété autour de ce patrimoine. Ou encore cette Colline autrefois Sacrée qui n’en finit pas d’être défigurée par les villas se disant modernes, sortant de ses flancs tels des champignons sûrement vénéneux.
Elle aurait préservé son âme si les propriétaires avaient su capter le fameux message et construire suivant une architecture du terroir, ou s’en rapprochant. C’est pourtant tout à fait possible, comme sur les bords de ce plan d’eau, où a été aménagé un lotissement de belles demeures à la malgache avec leurs toits en pente, vestige de la cosmogonie des anciens, leurs briques, leurs vérandas. Grâce à un promoteur étranger, comme d’habitude.
Serions-nous devenus des « gasy tsisy fototra » que traduirait bien l’anglais « rootless », au point de laisser aux autres le soin, et le bénéfice, de valoriser notre propre personnalité La volonté de développement ne doit pas se tromper d’itinéraire, aussi vrai qu’il ne peut y avoir d’arbre sans racine, et qu’avant toute vie caulinaire il y a d’abord celle racinaire.
Ainsi va la ville des mille errements où l’art scénique nouveau a élu domicile dans les centres culturels étrangers, pendant qu’à la Tranompokonolona d’Isotry, les « Tropy » malgaches livrent un combat d’arrière-garde devant un petit public d’irréductibles.
Difficile d’espérer mieux quand, sur le site historique du premier Théâtre tananarivien à Ambatovinaky, où l’on accourait à diverses époques pour apprécier des pièces comme Ny hazon’i Tritriva, Ny tantaran’i Astie zazavavy babo, ou Imaitsoanala, a été construit un WC public. Les tickets d’accès y coûtent 50 ou 100 ariary selon les besoins…
![Le tiebou diene, fait de légumes et de poissons, est présenté dans une cuvette..]()
Arrêts sur image – Au pays de la Teranga
Par la grâce du dieu football et jusqu’au match retour prévu à Dakar, le 18 novembre, Madagascar vit à l’heure sénégalaise. Une occasion pour retenir quelques images de ce pays à la fois proche et lointain, au gré des méandres de l’Histoire. Là-bas, les « fatapera » sont appelés « fourneaux malgaches » (prononcer malgasse), et les « anamalaho » sont des « brèdes mafane ». Quant à cet hôtelier de Yoff, il avait l’habitude d’accueillir sa clientèle malgache en fredonnant « Ity hirako ity » de Thiera Bruno…
La Teranga, mot désignant l’hospitalité sénégalaise, est la vertu cardinale de ce peuple, un peu à la manière de notre Fihavanana. Tout ceux qui y ont séjourné vous le diront, ce n’est pas un vain mot.
Tous les présidents qui se sont succédé, ont su se forger une image forte, sauf peut-être l’actuel qui est encore en train d’asseoir la sienne. Du haut de son impressionnante stature, Abdou Diouf a prolongé, sans état d’âme, le néocolonialisme avec, d’une part, le maintien de la base française de Ouakam et, d’autre part, l’omnipuissance d’un indéracinable ministre d’État français du nom de Jean Colin, véritable président-bis. Abdoulaye Wade, lui, était très théâtral dans ses apparitions publiques avec ses bras à l’horizontale lui donnant l’aspect d’un oiseau de proie prêt à l’envol, prêt pour le Sopi (Changement).
Le Sénégal est certes un pays de football, entretenu par les compétitions inter-quartiers appelées Navetane, mais le véritable sport national est la lutte traditionnelle: entrée tonitruante des lutteurs bardés de gris-gris, danse guerrière en chorégraphie avec les accompagnateurs. Une longue séance de préparation mystique pour un combat pouvant se boucler en quelques minutes… Porté par le roulement crescendo des djembé, le public est au bord de l’hystérie.
Côté religion, on y pratique un Islam très tolérant marqué par la présence de plusieurs confréries, dont les Mourides, les Tidjianes, et les Layènes. Beaucoup de familles étant multiconfessionnelles,il n’est pas rare que des musulmans se joignent aux chrétiens pour le carême, et des chrétiens aux musulmans pour le ramadan.
Les Sénégalais cuisinent très gras, trois plats faisant leur réputation : le poulet yassa, le mafé (viande et pâte d’arachide) et surtout le tiebou diene (légumes et poisson), le tout présenté dans une cuvette où tout le monde se sert avec les doigts, en faisant de petites boulettes avec le riz. Succulent !
Gorée est une petite île historique au large de Dakar. C’est de là que partaient les cargaisons d’esclaves pour un voyage sans retour. J’y avais fait la connaissance de Robert, un ancien marin au long cours « cabo » (cap verdien), qui faisait semblant de connaître Madagascar et les filles malgaches. Je faisais semblant de le croire…
Une pensée pour Mme Diop, une originaire d’Antsiranana qui a suivi ici son mari sénégalais. Elle disait souvent: « Quand je reviendrai au pays, je marcherai pieds nus de l’aéroport jusqu’à la maison, pour sentir la terre malgache, jusqu’au sang s’il le faut. » Son vœu n’a pas été exaucé, Mme Diop repose pour l’éternité au pays de la Teranga.
![Quand le premier train de la ligne Fianarantsoa-Manakara arrive à la gare de Tolongoina, la population et les enfants sont là pour saluer les autorités.]()
Infrastructures – Ces Trains à Grande Vibration
On a demandé un jour, à ce directeur général d’une compagnie aérienne européenne ce qu’il pensait de l’apport du transport aérien au développement d’un pays. La sincérité de sa réponse a surpris et désarçonné son interlocuteur. « Vous savez, il faut relativiser. Pour relier deux points, aussi éloignés et difficiles d’accès soient-ils, il suffit à l’avion de disposer de deux pistes et le tour est joué. Mais entre ces extrêmes, il risque de ne pas y avoir de développement du tout! » Une vérité qui rappelle l’électrification de l’Holiday Inn de Nosy Be dans les années 70 : le branchement a bien été fait entre Hellville au sud et Andilana, site de l’hôtel, au nord, mais sur son tracé, les villages continuaient à s’éclairer à la bougie. Pendant longtemps, Air Madagascar s’est enorgueilli d’avoir le réseau intérieur le plus dense du monde (un peu moins, en fait, que celui d’Avianca au Chili) : la publicité mise à part, cela n’a pas apporté les avantages que le pays aurait pu attendre d’un réseau routier ou ferroviaire bien tracé …
4h 30 du matin, devant la gare d’Antananarivo. C’était du temps où la gare était encore une gare, et non une galerie commerciale haut de gamme, doublée d’une excellente table où il fait bon être invité, et vu. Le départ n’est programmé que dans deux heures, mais déjà la file des valises et des soubiques s’allonge à vue d’œil en serpentant sur le vaste parking. Une véritable expédition se prépare, puisqu’on n’atteindra Toamasina qu’à la nuit tombée, après avoir humé à pleins poumons le premier air marin à la sortie du pont d’Ambila-Lemaitso. Les gares se suivent et se ressemblent, telles des dominos. Un peu en surnombre peut-être, mais c’est cela aussi les contraintes du désenclavement, le vrai. Beignets pimentés d’Ambatolaona, écrevisses du Mangoro, arrêt-repas à Périnet, l’actuel Andasibe, où les gargotiers s’arrachent les passagers, ravis de pouvoir se dégourdir les jambes avant d’attaquer pour de bon la forêt de l’Est. Junck, Roger, Mouneyres, Ambalaoraka, Anivorano, Brickaville… les habitués connaissent par cœur les arrêts et leurs spécificités, presque toujours en termes d’en-cas permettant de tuer le temps, des « longoza » aux bananes séchées en passant par les letchis en saison. A l’engorgement des trains de voyageurs, d’autres partants préfèrent la tranquillité des trains de marchandises qui roulent surtout la nuit, et acceptent les passagers pas trop pressés. On étale sans problème son matelas à même le sol, et c’est parti pour un voyage sous les étoiles, comme dans les chansons. Qu’en est-il resté De mornes convois de wagons-citernes ravitaillant la capitale en carburant et, selon la demande, des trains charters pour touristes, rebaptisés Translémurie Express. Sans oublier la Micheline antédiluvienne, dont les derniers exemplaires encore opérationnels ne se rencontrent plus qu’à Madagascar.
Dans ce qu’on appelle un peu pompeusement le réseau Sud, le Fianarantsoa-Manakara fait vivre toute une région tout en étant lui-même chroniquement à deux doigts de rendre l’âme. Dans les années 90 notamment, il n’a dû sa survie qu’à un vaste élan de solidarité, notamment en Suisse, avec à sa tête un vétéran de l’humanitaire, Frank West: « Pour répondre à la première urgence, il s’attaque à un tronçon pentu de 20km devenu très dangereux. À ce titre, il cherche 40 000 traverses de bois ou de métal, ainsi que des voies. Le Bam et le Martigny-Châtelard ont offert chacun 600m de rails. Les chemins de fer du Jura et le Furka-Oberalp ont cédé respectivement 2 et 5km. La direction de l’Yverdon-Sainte Croix a aussi offert des traverses. Quant au Nyon-Saint Cergue-Morez, il a proposé quatre wagons de marchandises décorés par l’artiste peintre genevois Vincent Pasquier. »
Les connaisseurs recommandent d’effectuer le trajet plutôt dans le sens Manakara-Fianarantsoa afin de mieux vivre la découverte de la falaise. La sortie des marais d’Ambila marque le passage du pays des Antemoro à celui des Tanala en pleine forêt tropicale. Les « arbres du voyageur » et leur légendaire réserve d’eau envahissent la végétation. Précaution superflue de la nature, dans une région où tombent près de 3 000mm de pluie par an… A Tolongoina commence la partie la plus spectaculaire du trajet, durant laquelle la ligne doit racheter plus de 600m de dénivellation sur à peine 20km. C’est encore plus raide que dans la Cordillère des Andes. L’impression d’être en avion est presque parfaite. Au PK48, la Mandriampotsy déroule un spectacle rare avec, au dessus de la voie, une cascade d’une vingtaine de mètres et, sous le pont, une autre chute d’égale importance… Après les champs de thé de Sahambavy, les derniers kilomètres sont avalés par le vieux train requinqué et pressé de se remettre de ses émotions à Fianarantsoa. Là est le bout de ligne d’un ouvrage d’à peine 170km dont la construction a été un modèle d’exercice de style pour ses concepteurs, et un goulag pour tous les travailleurs forcés qui y ont laissé leur vie.
Textes : Tom Andriamanoro – Photos: Archives