Médecin de formation, écrivain par passion, Jean-Christophe Rufin est devenu, en 2008, le plus jeune membre de l’Académie française. Ancien « french doctor », ancien ambassadeur de France au Sénégal et en Gambie, c’est, avant tout, un grand voyageur. Ses pérégrinations le font aujourd’hui accoster à Madagascar, au Cap Est, sur les traces de Beniowsky, objet de son prochain roman.
Pourquoi Beniowsky ?
Cela fait vingt ans que je voulais écrire sur le personnage. Il y a une grande partie de sa vie qui concerne Madagascar. Mais avant d’arriver dans la Grande île, Maurice Beniowsky était un comte hongrois, de sangs polonais et slovaque qui a vécu au 18è siècle. Il avait les citoyennetés autrichienne et française. Il a combattu pour la Pologne. Il a été capturé par les Russes. Il a été déporté en Sibérie, d’où il s’est évadé. C’est un personnage caractéristique de l’époque des Lumières. Il a été envoyé à Madagascar par les Français. Puis il s’est retourné contre les Français qui l’ont ensuite tué. Rien à voir avec Gallieni. Son histoire est beaucoup plus intéressante, plus riche.
Comment l’avez-vous connu ?
En Pologne, par un éditeur polonais qui avait publié ses mémoires. C’est un personnage très connu dans les pays de l’Est. Il y est même considéré comme un héros. Ici, il y a des rues qui portent son nom, il y a un peu le souvenir de lui. En France, pas du tout.
Pourquoi est-il à ce point méconnu en France ?
Il était trop en avance sur son époque. Il a heurté les intérêts de certains de ses contemporains. Il n’était pas compréhensible. Il n’était pas acceptable. Les Français ne le comprenaient pas. Ils ont toujours dit que c’était un personnage farfelu, un escroc, un fou. Ils l’ont aussi traité de mythomane. Je ne pense pas que ce soit vrai. Il a peut-être raconté plus de choses qu’il n’en a faites mais les historiens russes et polonais qui l’ont étudié ont su démontrer que ce qu’il avait raconté était, pour l’essentiel, vrai. Il n’était pas dans le courant de l’Histoire.
Il était venu à Madagascar pour occuper un territoire…
C’est tout à fait clair. Il était venu pour créer une colonie, sous l’ordre du roi de France. Au début, il n’avait pas pensé à Madagascar. En revenant d’un voyage de Chine, il avait fait escale à Fort-Dauphin, comme le faisaient tous les navires à son époque, mais il ne connaissait pas l’île plus que cela. Son idée était de créer de nouveaux comptoirs pour la France en Extrême-Orient. La Compagnie des Indes orientales était en train de se développer dans cette zone. Il avait proposé aux Français d’aller au Japon, à Formose (ndlr : l’actuel Taïwan) où il avait des contacts. Mais ils ne lui faisaient pas confiance. C’était un étranger, un polonais. Ils ont préféré l’envoyer à Madagascar sans vraiment lui donner les moyens de s’installer. Comme on peut le deviner, les débuts de son installation ont été extrêmement difficiles. Il a fait face à l’hostilité des indigènes, à celle des commerçants français qui ne voulaient pas non plus de lui.
Pourquoi autant de méfiance de la part des Français ?
Il gênait les Français établis à Maurice et à La Réunion, qui voulaient faire de Madagascar une sorte de réserves leur permettant d’exercer les trafics de bétail et d’esclaves. Beniowski a d’abord créé l’établissement contre les Malgaches, mais par la suite, il a fait alliance avec eux. Dans ses mémoires, il mentionne la signature d’un traité avec les populations de la pointe orientale de l’île. Il a écrit une Constitution avec eux. Une Constitution qui donnait le pouvoir aux Malgaches. Les Français des îles Mascareignes ne voulaient pas du tout d’un établissement autonome et surtout pas d’une colonie indépendante. Ils voulaient que Madagascar reste une sorte de terre abandonnée dans laquelle ils pouvaient se servir.
Beniowsky voulait devenir roi de Madagascar…
Il y a eu l’histoire de cette femme qui lui aurait dit : « vous êtes le fils de Raminia » (ndlr : roi légendaire du Sud-Est malgache, présenté par les historiens comme étant à l’origine des différentes dynasties royales malgaches). Il ne l’a pas contredit. Le bruit s’est répandu dans toutes les tribus et a, de ce fait, corroboré la prophétie d’un devin qui avait prédit la venue d’un nouveau roi. Beniowsky s’est servi de cette réputation pour commencer à unifier l’île. Cela lui a complètement changé la vision des choses. Il s’est retourné contre les Français et a pris le parti des Malgaches. Et il est reparti en Europe pour plaider leur cause.
Est-ce une sorte de diplomatie que vous défendez ?
(Rires) Je ne sais pas ce que j’aurais fait à son époque. En tout cas, ce qui est intéressant c’est de se dire que si le destin lui avait été favorable, peut-être que les relations de l’île avec la France, avec l’Europe en général, auraient été différentes. Je pense, qu’à cette époque-là, en particulier, il était encore possible d’imaginer un rapport différent. Une sorte de destin commun, si vous voulez. Qui ne soit pas celui de la conquête ou de l’exploitation.
Comprenez-vous qu’il puisse encore y avoir aujourd’hui une souffrance par rapport au passé colonial de la France ?
Non seulement je le comprends, mais c’est tout l’objet, au fond, de ce réexamen de l’Histoire. De voir s’il y aurait eu une possibilité d’éviter ces souffrances. La conquête de Madagascar a coûté énormément en vies humaines. C’est une Histoire extrêmement violente, extrêmement dure. Ce passé a, d’ailleurs, été souvent justifié pour des raisons morales comme celle d’apporter la civilisation, par exemple. J’ai voulu démontrer que, même à l’époque de Beniowsky, il y avait d’autres solutions.
D’où lui est-elle venue cette idée d’indépendance ?
Il avait, en fait, pour modèle celui de l’indépendance américaine. En quittant Madagascar, il est aussi allé aux États-Unis où il a rencontré Benjamin Franklin et George Washington. En retournant dans la Grande île, dans un bateau américain, à bord duquel, d’ailleurs, il sera tué, il est revenu avec l’idée de porter la révolution américaine à Madagascar.
En quelque sorte, vous voulez le réhabiliter…
Je suis d’abord un romancier. Je suis ici pour écrire un livre. Mais je pense qu’on ne peut faire revenir ce personnage à la vie que par le roman. Je l’ai fait, à l’occasion, pour Jacques Cœur, personnage qui a été un peu oublié. Je l’ai fait aussi pour Rouge Brésil (Ndlr : Prix Goncourt 2001) qui raconte l’histoire de la colonisation ratée du Brésil par les Français. Cela a contribué à remettre cette histoire en scène. L’Histoire est redevenue présente.
Êtes-vous un passeur ?
Je mets les personnages à ma sauce. S’il y a beaucoup de lecteurs qui iront vers Beniowski à cause de mon livre, tant mieux. Ils pourraient même, par la suite, vouloir consulter ses mémoires ou les études des historiens. Mais pour les amener à cela, il faut d’abord qu’ils aient envie de le connaître. Le voilà mon rôle. Je me sers de la littérature pour éclairer des situations, des personnages. Je suis plutôt ce que les américains appellent un « story-teller », un raconteur d’histoires.
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Faites-vous la part des choses entre le récit et l’Histoire ?
En général, à la fin de mes livres, je fais une petite postface de trois ou quatre pages où j’explique où sont les vérités historiques et où se trouve la partie plus romancée. Mais tous les éléments historiques intégrés dans mes romans sont authentiques. Je n’ai pas emmené Beniowski en Australie, par exemple. Toutes les étapes de son voyage, les personnages qu’il a rencontrés sont tirés de l’Histoire. Ensuite, dans l’Histoire racontée par l’historien, il pourrait y avoir des trous. Il y a des choses que l’on ne sait pas. C’est là où le romancier intervient. Mais les bornes historiques doivent êtres préservées, autrement cela n’aurait pas de sens.
Beniowsky était un donc voyageur, un écrivain, et on l’a vu : un diplomate aussi. C’est un autre vous-même ?
(Rires) J’aurais bien aimé, mais j’ai une vie beaucoup moins riche que lui. Il a vraiment eu une vie d’aventure. À une époque, qui plus est, où il était moins facile de voyager. Il était déjà entré en contact avec l’Afrique. Ce qui n’était pas courant. Il était porteur de certains idéaux. Ceux des Lumières. Des philosophes tels que Voltaire, Rousseau, … C’est quelqu’un qui a eu le courage de proposer un autre type de rapport avec les peuples qu’il a rencontrés. Et c’est ce qui me le rend sympathique.
À la lumière de ce qui a été dit, peut-on voir se dessiner le monde idéal selon Jean-Christophe Rufin ?
Cela n’a pas beaucoup de sens parce que cela ne dépend pas de moi. Je pense que l’Histoire n’était pas nécessairement celle qui a été vécue et qu’il y a eu des rendez-vous manqués. Peut-être faut-il revenir à cette époque pour comprendre et savoir comment établir les relations aujourd’hui.
Propos recueillis par Rondro Ratsimbazafy